• Le coucou chante contre mon cœur

    Jacques Lèbre - revue Europe


    Le coucou chante contre mon cœur, par Jacques Lèbre (Europe)Dès la première page deux vers aiguisent l’oreille du lecteur : « Ou les mois sans pluie les feuilles sèches sous les pieds / Ou les brisures de coquillages », on croit entendre un long crissement sous les pas, qui est peut-être aussi, métaphoriquement, celui d’une douleur : « Parler malgré l’ablation de la langue / L’émiettement des sèmes / Ce qui doit être dit mais ne peut / Le désastre pas si lointain du passé / Le feu et les cheveux dans le feu / Les corps et les noms partis en fumée / La prière des morts à peine dite ou pas ». Dans ce long poème, qui est aussi un récit découpé en dizains, le souvenir de la Shoah et l’actualité des migrants qui se noient en Méditerranée se mêlent en une litanie envoûtante, où la nature (« Le vert quasi brun des sapinières à contre-jour ») et les oiseaux (« La communauté d’avec mes compagnons du ciel ») semblent non pas distraire, mais au moins apaiser, appliquer un baume sur les plaies d’une humanité qui ne mérite guère ce nom : « Non plus l’espèce humaine mais l’invention des races et son cortège d’horreurs. » Mais cette douleur peut aussi se révéler plus intime : « Il y eut la dépression / La colère / Plus rien ni personne n’était supportable / Le moindre bruit brisait les os ». Si l’on se souvient que Bernard Noël avait préfacé Le corps de la langue (Quidam, 2016), alors « l’ablation de la langue » pourrait très bien être un clin d’œil à l’auteur de L’Outrage aux mots. Rappelons que chez Julien Bosc les mots qui désignent les parties du corps sont toujours très présents.

    Le coucou chante contre mon cœur est un long poème, inspiré : « Chaque nuit des fantômes se redressent chuchotent / Je les écoute / Écoute et entends effaré ma propre voix. /…/ Des pages et des pages sont couvertes de signes / S’y dessine un récit / Promesses de nostalgie d’aurore emmêlements d’amour / Buée d’incertitudes / Ici un mot traduit ici un autre / Rien pourtant qui aidât à comprendre / Aidât à nous aider à nous affranchir de l’obscur. » Ce poème pourrait très bien nous ramener vers l’Ancien Testament puisque le poète nous met lui-même sur la piste : « Les rouleaux sont deux par deux le début et la fin du Livre / J’y vis à demeure depuis plus de mille ans ». C’est que, précise-t-il encore : « respire en moi le grand amour du Livre / Non pas celui qui fut offert / Allégé des voyelles / Celui qu’il faut écrire / Partant de rien / Après chaque point de rien / Tant bien que mal / Sans faiblir ni lâcher / Pour sauver ceux qui prennent aujourd’hui la mer / Parviennent sur ces terres riches en paix mais naguère du désastre / Frères sœurs que nos terres amnésiques refoulent et supplicient nième fois ». On voit quel rôle Julien Bosc pouvait assigner à l’écriture, le premier, atteignable, consistant à contrecarrer une amnésie générale et quasi quotidienne. Même si, dit-il, « je ne crois ni ne prie », certains passages nous ramènent effectivement vers l’Ancien Testament : « Qui volait une bête devait rendre deux bêtes et les rendait / Qui copulait avec une femme mariée devait à son mari offrir la sienne et il l’offrait / Qui tuait une fille ou un fils donnait sa fille ou son fils aux parents endeuillés ».Il y a là un ton qui semble venir de très loin pour résonner dans ce poème d’un Julien Bosc qui peut, en un seul vers, évoquer le sort des Palestiniens : « Ou pour ma honte Palestiniens assassinés sans terre ».

    Hanté par le souvenir de la Shoah (comme l’était déjà De la poussière sur vos cils, La tête à l’envers, 2015) : « Ne pouvoir un seul instant imaginer tel que c’était vraiment / La rampe / La droite la gauche / La douche les cris / La fumée / Le froid l’appel dans le froid » ; hanté par les naufrages des migrants : « Ceux-là du sable qui naufragent et se noient / Ou s’ils atteignent l’autre rivage sont retenus dans des cages / Ah le mépris l’indifférence de tout un continent ! », c’est bien contre une indifférence que se débat ce long poème, quand le poète a « vue sur l’humanité aveugle et sourde : / Bateaux surchargés tels des charniers / Naufrages / Corps pas plus épais qu’une planche qui se débattent et crient / Sombrent / Irretrouvables / Ou hommes enfants femmes crevés qui touchent le rivage / Boursouflés d’eau et d’algues pour avoir fui la misère ou la guerre. »

    Mais ce serait très mal rendre compte de ce poème que de s’en tenir à cette seule factualité des catastrophes passées ou présentes. Le coucou chante contre mon cœur est aussi une sorte de fiction (comme l’était Elle avait sur le sein des fleurs de mimosa, La tête à l’envers, 2018), c’est là un poème pour une bonne part "romancé" (comme chez Stanislas Rodanski, m’est-il arrivé de penser) et c’est ce qui en fait toute la densité, envoûtante. Ainsi le "je" (celui du poète, d’un autre, de beaucoup d’autres ?) peut-il s’imaginer prisonnier (« Mes yeux furent bandés / Ma bouche bâillonnée / Mes oreilles obturées par de la cire »), puis on le place sur un bateau qui va longtemps dériver, puis on le désentrave et on lui ordonne de gravir une falaise par une échelle de corde : « J’atteins le haut de la falaise / L’échelle fut retirée / Avec l’idée d’être vivant. » Ou bien il peut s’imaginer avoir été torturé : « Ils me mirent à la question / J’ai parlé / Mais sans livrer ce qu’ils voulaient entendre / Pour m’obliger ils appliquèrent torture après torture / Jurant de ne pas m’achever pour que ça dure et soit abominable / Ce le fut / Mais pour eux / Car non content de parler sans cesser je me mis à chanter et / Quand ils virent une jacinthe bleue éclore dans le creux de ma main / La peur les accabla. » Et d’ajouter plus loin dans un autre dizain : « Je n’aurais pu seul m’en sortir / Eus cette fortune : / Les soins d’une sangsue et celle d’une épeire / Durant des mois l’une suça mes nécroses et mes plaies / Œuvrant à l’asepsie / Tandis que l’autre tissait des toiles pour peu à peu suturer ces mêmes plaies. » Est-ce dire toute l’étrangeté et la force de ce poème ? Il est plus loin question d’une défunte : « Elle allait dans la nuit / Tamisait les lanternes / Elle diffusait les songes / Traversait les miroirs / Elle était un mirage qui parfois dans mes bras s’allongeait pour dormir. » Ne serait-elle pas, cette défunte cependant si vivante, une métaphore de la poésie ? « Toutes les nuits qu’elle vint elle m’apprit un dizain / ... / Elle me confia pour tâche de poursuivre son chant » Cela peut même être encore plus explicite : « Quant à la vieille aveugle elle m’offrit ce coucou qui / Bien qu’on se perdît de vue parfois / Ne m’a jamais quitté depuis. » Cela semble bien être la métaphore d’une poésie qui vient vous habiter, repart et vous laisse alors déserté, sans voix : « Elle m’offrit ses cheveux / Disant : à l’arrivée je fus rasée / mes cheveux sont un rêve de jeune femme / du temps que dans les camps je survivais encore / Me laissant son cheval elle partit nue à pieds et toucha le rivage / Où elle s’effaça blanche je la vis pour retrouver les siens / Qui debout l’accueillirent à la lisière des métaphores. » Le passage en italique, ici, pourrait très bien nous faire penser à Primo Levi qui récitait Dante à ses camarades du camp d’Auschwitz. Un autre passage pourrait être une évocation d’Aaron Appelfeld : « Vint l’heure des premiers grands massacres et génocides / Des peuples manquèrent de disparaître / Parmi eux des femmes des hommes évitèrent les boucheries / Les forêts pour refuges. »

    Mais il y a aussi, dans ce poème qui ressemble fort à une litanie (il ne s’épuise pas si facilement !) quelques moments d’accalmie : « Si la mélancolie survient le coucou chante contre mon cœur / Si lui est dans la peine je le berce et console en attendant qu’il s’apaise / Ce que je dois à tous ? / La fraternité que le monde a perdue / La tendresse sans forcément demande immédiate de retour / N’oubliant pas ce qu’eux seuls savent offrir : / Une multitude de couleurs afin de réjouir l’âme et déchirer la nuit. » L’accalmie peut aussi transparaître dans un dizain un peu plus descriptif : « Une villa de moyenne montagne où par centaines des hirondelles / Leurs nids sous les gouttières / Ou dans un angle sous le linteau des portes de maisons / Un cerisier feuilleux en fleurs ou branches nues c’est selon la saison / Où viennent les mésanges / Une sente à travers bois qui mène à la rivière / Une flambée de charme et chêne le premier soir d’automne ». Ce seul passage rappelle les poèmes de La demeure et le lieu (Faï fioc, 2019). Un voyage de Julien Bosc en cargo, où il n’avait fait qu’observer, avait permis l’écriture de La coupée (Potentille, 2017), c’est ce qui avait ensuite ouvert la voie aux poèmes de La demeure et le lieu, faits d’observation plus que d’imagination. Mais comment rendre compte de la beauté de ce poème, Le coucou chante contre mon cœur ? « Mais l’œuvre de la mer et de ses grands courants / N’avez-vous jamais vu ces vagues qui touchent le ciel / Ces rouleaux d’écume qui font naître les anges ? / Ces multiples couleurs d’un bleu à l’autre en passant par des verts des noirs des gris ? / Ces voix graves aiguës venues de qui sait où ? / Ces chants d’un cœur qui conjurent l’impensable ? / Ces bruits de tous les diables ? / Le fin filet de voix de la tempête puis le silence immense ? / Ne les avez-vous entendus ? »

    Un temps ethnologue, spécialiste de l’art Lobi du Burkina Faso (il existe une vitrine conçue par ses soins au musée du quai Branly), Julien Bosc (1964-2018)1 avait d’abord fait du théâtre et cela se ressent dans certains des recueils. Fortement dialogué, De la poussière sur vos cils pourrait facilement être mis en scène ; de même, Le coucou chante contre mon cœur pourrait être dit à voix haute : « il faudrait toujours lire à haute voix / Sans effet ni intonation particulière / Le timbre excepté d’un ton neutre ». Si différents que soient les recueils de Bosc, l’on y reconnaît partout sa voix. Comme le disait si bien Antoine Emaz (1955-2019) dans Lichen, encore (Rehauts, 2009) : « L’important n’est pas le style, mais la voix. […] La voix est du côté de l’ouvert ; elle ne sait où elle va ; parfois elle tourne en rond, cesse d’avancer, poursuit son ajustement à rien d’autre qu’elle-même. Si le style est du côté d’un livre, voire de quelques livres, la voix prend rendez-vous avec l’ensemble du travail, réussi ou échoué, imprévisible. La voix, c’est peut-être ce qui se lève au bout des pages, quand l’auteur meurt. » Cette voix, ce filet de voix poétique pouvait parfois se tarir, Le coucou chante contre mon cœur en témoigne : « La voix suffoque / Parfois sans fin », ou bien : « Les mots s’amuïssent / L’air manque », ou encore : « Telle une voix faible / Désireuse de parler ». C’est lors d’une période de sécheresse poétique que Julien Bosc était devenu éditeur à l’enseigne "le phare du cousseix". Cette voix, sa voix, rien de tel que ce passage pour en dire, de façon métaphorique, la fragilité, la précarité : « Le matin n’est certes pas la nuit / N’est pas ni plus non plus le jour mais / Une sorte de clarté / Très triste mélancolique parfois au bord des larmes / Elle voudrait percer / Sait ne pas pouvoir / Vaillante tente sa chance à son corps défendant / Aussi ces tentatives de déchirures dans les noirs ou gris du ciel et des nuages / Ces lueurs roses bleu passé blanches / Le temps de les dire mais si souvent pas même. »

    Jacques LÈBRE

    1)  La revue Tiens a consacré son n° 14 à Julien Bosc en novembre 2019 (disponible aux éditions Potentille).

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