• Le phare port d'attache, par Angèle Paoli

    Terre de femmes, 4 février 2020

     

    Paru il y a onze mois aux éditions Faï fioc, La Demeure et le Lieu, recueil poétique posthume de Julien Bosc, est une écriture du territoire. Les poèmes s’inscrivent dans un espace circonscrit par les deux pôles — demeure et lieu —, que délimitent ses habitants et faune et flore omniprésentes. C’est là, dans « le phare » qu’est la demeure, en un lieu isolé et enclavé, et que prend place l’écriture de Julien Bosc. Une écriture patiente et têtue, qui se vit au jour le jour parmi les compagnons familiers, dans une dérive de la pensée. Rivée à la mélancolie, pièce maîtresse de l’ouvrage, la pensée solitaire rend compte du « rien », mais aussi du tout minuscule qui l’enclôt. Tandis que la pensée s’exténue dans « une conscience exsangue », l’écriture, elle, est l’objet d’un regard distancié et d’une interrogation lucide. Loin de se prendre au sérieux, le poète pose sur son poème, sur la facilité apparente qui le révèle, un regard critique :
    « à l’heure du poème
    la sale sensation
    parfois
    de faire feu de tout bois »

    avec, quelques vers plus loin, le sentiment découragé « que rien n’a été dit ».
    Toute une hiérarchie diachronique — écoulement des nuits et des arrière-saisons — organise l’espace quotidien de la demeure et du lieu qu’elle occupe. Parfois se faufilent les mots jusqu’au blanc de la page. De temps à autre, à force de « laisser venir », se présente, modeste et incertaine, « l’éventualité d’un poème ». Il y faut certes tant soit peu de méthode, le respect peut-être d’un certain ordre des choses :
    « écrire
    avant se taire
    rallumer son feu dès l’aube
    peler l’orange
    raccommoder sa langue et sa peau »
    À cela s’ajoutent les acteurs familiers et leurs gestes. Le tout s’agence de la manière la plus naturelle, dans la continuité, sans ponctuation ni majuscule ; avec des mots simples. Mises à part quelques exceptions, tels les vocables vieillis ou régionaux, « battitures » et « arantèles », qui donnent le plaisir de fouiner dans quelque Trésor de la langue française. Seule fantaisie apparente, le « ô » lyrique qui met en relief l’exclamation. Ou encore, autre particularité de la langue, ces constructions échafaudées sur d’infimes déplacements :
    « une toujours même promenade »
    ou sur des incises inattendues qui brouillent la progression et l’enchaînement syntaxique des propositions :
    « où pour de tout se souvenir et voir derrière le miroir il fallut
    le corps avait faim et voulait parler
    rabattre les contrevents par devant les croisées… »
    L’univers du poète se construit sur la répétition du même, laquelle va de pair avec l’énumération des composantes du décor, arbres, fruits et fleurs. Insectes et oiseaux. Le regard du poète sur les créatures qui peuplent son espace est un regard tendre et amusé, voire complice.
    Les poèmes prennent le plus souvent l’allure de listes, d’injonctions sur le dérisoire des jours. Listes d’actions à accomplir, d’entreprises à mener ou dont il faut au contraire se délester. « Se délester des subterfuges. » Il arrive aussi qu’alternent dans le même poème délestage et lestage.
    Les infinitifs en début de vers sont autant de balises dans le temps semainier. Pourtant, en dépit des bornages qu’il sécrète, le poète est ballotté par l’indécision. Faire ne pas faire. Choisir une option ou y renoncer. Ainsi est-il le jouet de « graves questions » auxquelles l’écriture n’échappe pas. Il faut alors laisser parler la langue, laquelle ne se livre pas d’elle-même ; il faut la travailler au corps, en « forcer les ferrures ». Jusqu’à tout accorder en un même pas. Il arrive que le poème soit soumis à une réduction sévère de verbes à l’infinitif. Un programme s’amorce qui se résout dans sa propre négation. Il en va ainsi de la vie — celle des insectes lucioles lézards araignées — et du regard que le poète lui accorde. Toutefois, dans cet ensemble de forces qui coexistent, c’est bien la nature qui l’emporte.
    « suprématie de la nature sur le poème
    là où suffit un jour pour que l’herbe reverdisse
    il faut ici souvent semaine ou mois
    quand ce n’est une voire plusieurs années d’attente
    pour qu’un nouveau paraisse… »
    Parfois, lorsque la lampe est allumée et qu’advient le temps de l’écriture, la maison devient phare, porteuse d’images de mer. Soumise au charroi des vagues, la vie rurale se métamorphose. La fureur océane submerge alors la demeure et le lieu. Les murets devenant digues, le travail des « mots rescapés du naufrage » s’arrime aux amers. Métaphores et « transmutations » emportent le poème sur un fil d’horizon ouvert. En un mouvement plus large — où se conjuguent mots de la mer et mots de la ruralité — promesse d’une « traversée merveilleuse ».
    Ailleurs, le poème prend l’allure d’un dialogue, vécu comme un conte, ouvert sur le passé :
    « que cherchez-vous ?
    la fenêtre      qui ouvre sur le dehors
    comment est-elle ?
    je ne sais plus
    c’est si loin »
    De l’autre côté du miroir se profile l’avant-deuil, se profilent ses fantômes. Une histoire d’amour s’ébauche en filigrane au cours des vers. Un amour défunt, qui resurgit à partir d’un rien. Ainsi le goût de « discrètes fraises des bois » ravive-t-il le souvenir de ce qui fut et ranime-t-il l’amertume du deuil. Quant à refaire « à l’envers le voyage de l’inoublié premier baiser », cela relève de l’impensable. Mieux vaut encore se délester des « illusions passées ». La nostalgie gagne. En proie à la morosité et au désœuvrement, le poète puise alors ce peu de force de vie dans ses alliés minuscules que sont les êtres qui l’entourent. Les images de mort se ramassent au détour d’un poème, comme ces « anciens galets dans la gorge » qui ravivent le chagrin. Est-ce le portrait du poète qui se cache derrière celui « d’un homme/dont le regard et le long trait des lèvres expriment une immense tristesse » ? Est-ce lui que la vague ramène sous les « traits d’absurdité d’un noyé » ? La mort hante le lieu du poème. La mort hante le « port d’attache » du poète. Le phare ne saura pas le retenir.
    Restent cet ultime recueil et ses vers poignants, jusqu’aux tout derniers qui infusent sous la peau leur beauté tendresse et leur mélancolie.

     

    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli

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